Quand le test devient but
Dérives méthodologiques de l’évaluation dans l’entraînement
Du moyen à la fin : glissement méthodologique
Il est hélas habituel, dans les pratiques contemporaines d’évaluation, d’observer un glissement insidieux et lourd de conséquences : ce qui devait n’être qu’un instrument au service de l’entraînement, c’est-à-dire un outil destiné à renseigner l’entraîneur sur l’état du moment des capacités du sportif et à guider ses décisions, se métamorphose en objectif en soi, en une sorte de finalité autonome déconnectée de la logique initiale de transformation.
Le test navette : une dérive emblématique
Le test navette, conçu pour estimer la vitesse maximale aérobie à partir de paliers progressifs et standardisés, illustre parfaitement ce renversement de logique : au lieu d’être utilisé comme un révélateur ponctuel des capacités aérobies, musculaires et motrices d’un sportif, il devient le plus souvent un but d’entraînement, un repère obsessionnel, voire un critère de sélection ou de validation, sans autre justification que sa valeur symbolique ou institutionnelle.
De l’individualisation à la normalisation
Plus encore, ce test, qui prétendait initialement individualiser les contenus d’entraînement, en fournissant une estimation personnalisée d’une variable essentiellement physiologique utile à la conception de contenus, s’est paradoxalement transformé en outil de normalisation.
La mesure, censée favoriser une prise en compte plus précise des particularités physiologiques et fonctionnelles, est ainsi utilisée pour produire de l’homogénéité, classer, comparer, certifier, et non plus pour différencier.
Ce paradoxe méthodologique révèle un malentendu : ce n’est pas parce qu’un test produit un nombre qu’il tient compte de la personne. Le sportif est alors réduit à une performance instantanée, évaluée dans un cadre décontextualisé, souvent éloigné des situations spécifiques qui ancrent sa discipline.
L’illusion du mesurable : une rationalisation fallacieuse
Ce détournement de finalité est un élément d’une logique plus vaste de rationalisation apparente, dans laquelle le mesurable prend le pas sur le transformable, et où l’indicateur supplante l’inducteur, la réalité qu’il est censé traduire.
L’outil d’évaluation, détaché de sa fonction première d’aide à la décision, devient une forme de mise à l’épreuve, une évaluation pour l’évaluation, où l’atteinte d’un score ou d’un palier est présentée comme un accomplissement, une capacité acquise, sans que l’on sache réellement de laquelle il s’agit, indépendamment de son intérêt réel pour le développement de la performance dans la discipline pratiquée.
Ainsi, le test de VMA ne sert plus à estimer une vitesse de référence possiblement utile pour identifier des allures de course, mais devient un exercice à réussir, un défi lancé aux sportifs, parfois même une fin en soi dans des logiques de certification, de comparaison ou de sélection.
Conséquences méthodologiques : vers un entraînement dévoyé
Ce glissement n’est pas sans conséquences méthodologiques, car il provoque :
une standardisation des contenus d’entraînement, orientés vers la réussite du test plutôt que vers le développement global des capacités adaptatives ;
une fragmentation et une segmentation des logiques d’évaluation, qui isolent artificiellement une capacité au détriment de la complexité de l’activité ;
une forme d’aliénation pédagogique, dans laquelle le sportif est obligé de performer dans un cadre imposé, sans toujours en comprendre le sens ni l’utilité ;
une perte de légitimité de l’évaluation elle-même, perçue comme déconnectée du réel, même comme une épreuve injuste, arbitraire ou anxiogène, d’autant plus qu’elle est rarement répétée.
Deux logiques antagonistes : transformer ou classer
Cette dérive repose sur une confusion fondamentale entre évaluer pour transformer et évaluer pour classer.
Dans une logique de transformation, l’évaluation est un outil de dialogue entre l’entraîneur, le sportif et les données ; elle doit enrichir le raisonnement, éclairer les choix, mesurer des effets pour mieux ajuster les charges, les efforts, l’énergie dépensée et améliorer les contenus.
Dans une logique de classement, elle devient un juge froid, indifférent, un seuil à franchir, une mesure qui s’impose, indépendamment du contexte, des états des capacités du moment, des moyens mis en œuvre ou de la trajectoire personnelle du sportif.
Réhabiliter le sens méthodologique de l’évaluation
Tout entraîneur se doit dès lors de réhabiliter le sens initial de l’évaluation, non comme finalité, mais comme levier de connaissance et d’accompagnement.
Les tests ne sont ni bons ni mauvais en eux-mêmes : ils ne prennent sens qu’à l’intérieur d’un dispositif méthodologique cohérent, dans lequel la mesure est toujours mise en relation avec une intention, une temporalité, une situation et une perspective de progression.
Ne pas confondre l’outil et la direction qu’il indique
Tout entraîneur donc dès lors travailler à réhabiliter le sens initial de l’évaluation, non comme finalité, mais comme levier de connaissance et d’accompagnement. Les tests ne prennent sens qu’à l’intérieur d’un dispositif méthodologique cohérent, dans lequel la mesure est toujours mise en relation avec une intention, une temporalité, une situation et une perspective de progression. L’important n’est pas le test, ni le retest, mais ce qu’il permet de comprendre, de décider ou d’adapter. Réaffirmer cela, c’est rappeler que la valeur d’un outil ne se mesure jamais à l’aune de sa diffusion ou de sa simplicité, mais à celle de sa capacité à enrichir l’acte d’entraîner.
Une boussole, pas une idole
Car, ce n’est jamais le test qui entraîne, mais le regard qu’on porte sur lui, la lecture qu’on en fait, l’intelligence avec laquelle on l’inscrit dans une dynamique de transformation. Et lorsque l’instrument se substitue au jugement, lorsque la note devient une cote, lorsque la mesure prend le pas sur la lecture, c’est l’entraînement lui-même qui se dénature. Ne jamais oublier qu’un chiffre ne pense pas, ne parle pas, ne comprend pas. Il n’est qu’un écho, qu’une trace, qu’un prétexte à penser, à interpréter. À nous de ne pas en faire une idole.
Un test, c’est une boussole, pas une destination. Le confondre avec le but du voyage, c’est s’égarer méthodologiquement, c’est perdre la carte du réel au profit d’un repère conceptuel. L’entraîneur n’est pas un collecteur d’indices, mais un lecteur de trajectoires, de tendances. Et c’est dans cette lecture, toujours située, toujours incarnée, que s’ancre le véritable sens de l’évaluation.