Stéphane MORIN

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Repenser la charge de travail : vers une approche énergétique, incarnée et adaptative
Méthodologie de l'entrainement

Repenser la charge de travail : vers une approche énergétique, incarnée et adaptative

La charge de travail en entraînement : définitions, enjeux et perspectives critiques

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avr. 20, 2025
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Repenser la charge de travail : vers une approche énergétique, incarnée et adaptative
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Résumé

Concevoir autrement la charge de travail dans l’entraînement sportif implique de dépasser sa lecture biométrique et linéaire pour l’appréhender comme une dynamique énergétique située, incarnée, évolutive et contextuelle. Ce chapitre explore les fondements historiques, philosophiques et biologiques de la notion de charge, en distinguant les concepts de charge externe, charge interne, énergie mobilisable, dépensée et résiduelle. Il en expose les limites des approches traditionnelles basées sur la mesure, et propose une relecture critique à partir de la pensée d’Aristote, de la notion d’entropie, et de la complexité des processus adaptatifs. En introduisant le concept de zones de sollicitation, il offre un cadre structurant pour planifier l’entraînement selon une logique d’économie énergétique consciente et responsable.

Sommaire commenté du chapitre

  1. Concevoir autrement la charge de travail : une nécessité

    Cette section expose les liens sémantique et historique entre les mots charge et travail, en montrant comment ils impliquent contrainte, dépense et transformation. La charge y est posée comme le coût énergétique du sens.

  2. L’énergie : entre physique moderne et finalité aristotélicienne

    Cette section croise les définitions de Bernoulli et Aristote pour mettre en lumière la double nature de l’énergie — quantitative et qualitative — et sa pertinence pour penser la charge de travail comme passage de la puissance à l’acte.

  3. L’entropie : une clé de lecture pour l’entraînement

    En introduisant la notion d’entropie, les propos éclairent la nécessité de gérer la dispersion énergétique pour préserver l’organisation du système vivant. L’entraînement devient alors une optimisation entropique.

  4. Redéfinir la charge à partir de l’énergie mobilisée, dépensée et résiduelle

    La charge n’est plus réduite à une somme d’efforts mais pensée comme une dynamique énergétique, à évaluer dans le contexte, selon la disponibilité réelle du sujet et la nature de la tâche.

  5. Distinction entre charge et effort : une lecture temporelle et subjective

    La section clarifie la distinction essentielle entre effort (perception instantanée de l’intensité) et charge (conséquence différée et cumulée de l’activité). Elle introduit une grille d’analyse pour situer les équilibres subtils entre ce que l’on mobilise, ce que l’on économise, et ce que l’on convertit en progression.

  6. Zones de sollicitation : planifier l’économie de l’effort

    En distinguant trois zones (moindres sollicitations, habituelles, fortes sollicitations), cette section fournit un outil de structuration des charges dans une perspective cyclique, fonctionnelle et adaptative.

  7. Conclusion implicite : orchestrer une écologie du mouvement

    La conclusion appelle à une approche systémique dans laquelle l’entraînement n’est plus une suite d’exercices, mais un processus de régulation : chaque dépense est un acte volontaire, chaque économie un levier de réserve, chaque transformation une orientation assumée.

QCM pédagogiques

Réponses et commentaires à la fin du chapitre

QCM 1 : Dans les modèles classiques d’entraînement, la performance est le résultat :

  • A. D’une dynamique émergente entre sujet, tâche et environnement

  • B. D’un équilibre entre fitness et fatigue

  • C. De la mobilisation subjective de l’athlète

  • D. D’un processus non linéaire difficilement prédictible

QCM 2 : La notion de « charge interne » désigne principalement :

  • A. La durée totale de l’effort prescrit

  • B. La somme des contractions musculaires réalisées

  • C. La réponse de l’organisme à une sollicitation

  • D. L’intensité de la motivation avant l’entraînement

QCM 3 : Selon la lecture aristotélicienne, l’énergie se définit comme :

  • A. Le potentiel d’un être à devenir ce qu’il est en puissance

  • B. L’énergie cinétique multipliée par la force de gravité

  • C. Le volume d’oxygène consommé par minute

  • D. L’effet thermique produit par l’exercice

QCM 4 : L’entropie, dans le contexte de l’entraînement, permet d’appréhender :

  • A. Le volume de sueur perdu pendant l’effort

  • B. L’inefficacité croissante du système à mesure qu’il vieillit

  • C. La dispersion ou la perte d’énergie disponible pour des actions organisées

  • D. L’accumulation linéaire de fatigue d’une semaine sur l’autre

QCM 5 : La charge de travail diffère de l’effort en ce qu’elle :

  • A. Mesure l’engagement du sujet à l’instant présent uniquement

  • B. Ne tient compte que de la masse musculaire impliquée

  • C. Représente le coût énergétique d’un processus orienté dans le temps

  • D. Ne peut être estimée que par des outils technologiques

QCM 6 : Parmi les propositions suivantes, laquelle correspond à la charge résiduelle ?

  • A. L’énergie thermique produite lors d’un sprint

  • B. L’écart entre ce que le corps peut encore mobiliser et ce qu’il a mobilisé

  • C. La différence entre les apports caloriques et la dépense

  • D. La part du mouvement involontaire dans une action réflexe

QCM 7 : Le modèle linéaire de la charge de travail suppose :

  • A. Des relations rétroactives entre stimulus et adaptation

  • B. Une constance des réponses biologiques pour un même stimulus

  • C. Une prise en compte des états affectifs dans la planification

  • D. Une régulation cyclique selon la temporalité interne du sujet

QCM 8 : L’économie de l’effort suppose que l’on puisse :

  • A. Réduire la charge externe au minimum

  • B. Produire plus d’effet avec moins d’énergie

  • C. S’entraîner uniquement à basse intensité

  • D. Supprimer la fatigue pour améliorer la performance

QCM 9 : Dans le modèle en zones de sollicitation, la zone de moindres sollicitations permet :

  • A. D’éviter toute dépense d’énergie

  • B. D’accélérer les adaptations à haute intensité

  • C. D’ancrer les transformations et recharger les réserves

  • D. De maintenir une forme optimale de compétition

QCM 10 : Penser la charge comme processus dynamique implique :

  • A. De se limiter aux données cardiaques et lactiques

  • B. D’intégrer les états internes, les perceptions et les contextes

  • C. De privilégier les outils de quantification automatisée

  • D. De normaliser les séances pour faciliter la planification

Introduction

Depuis l’Antiquité, les pratiques physiques ont été influencées par les connaissances médicales, les réflexions philosophiques et les dynamiques culturelles et sociales. Les médecins grecs, comme Hippocrate, puis romains, tels Galien, ont posé les bases d’une compréhension scientifique des bienfaits de l’exercice sur la santé. À Rome, les gladiateurs, précurseurs des athlètes professionnels, bénéficiaient déjà d’un suivi rigoureux : leur alimentation, leur entrainement et leur récupération étaient soigneusement optimisés pour améliorer leurs performances et réduire les blessures.

Le concept de dose-réponse s’est naturellement imposé dans l’entrainement pour décrire la relation entre charge de travail et performance. Hippocrate (460-370 av. J.-C.) soulignait déjà que les effets des substances dépendent de leur quantité.

« C’est la dose qui fait le poison »

Cette idée, reprise au XVIe siècle par Paracelse dans sa célèbre maxime s’applique directement à la gestion d’une séance d’entrainement, où la durée, l’intensité des efforts, et les durées de récupération, influencent les réponses physiologiques et les adaptations. Une dose adéquate de repos permet au corps de récupérer et de s’adapter sans perdre les bénéfices des efforts fournis.

À la fin du XIXe siècle, Karl Weigert (1845-1904) propose que les cellules réagissent à une perte ou un blocage par une surcompensation, augmentant leur production lors du processus de régénération.

« The loss or destruction of a part or element in the organic world is likely to result in compensatory replacement and overproduction of tissue during the process of regeneration or repair (or both), as in the formation of callus when a fractured bone heals. »

Cette idée d’overproduction, bien que centrale dans les méthodologies modernes de l’entrainement, a parfois été généralisée abusivement à tous les systèmes biologiques sous le terme de surcompensation. Dans les années 1950, William Ross Ashby, pionnier de la cybernétique, transpose le concept biologique d’homéostasie au monde des machines, en concevant l’homéostat : un dispositif expérimental capable de maintenir l’équilibre de ses variables internes face à des perturbations.

Cependant, la relation dose-réponse n’est pas toujours linéaire. Des études en physiologie et en pharmacologie ont mis en évidence des réponses dites biphasiques, c’est-à-dire que de faibles doses peuvent avoir des effets positifs, là où des doses élevées deviennent délétères — comme c’est le cas, par exemple, pour certaines charges d’entraînement en résistance. Ces phénomènes illustrent la progression rapide des débutants, mais aussi les marges d’amélioration limitées des athlètes expérimentés. Une charge insuffisante n’entraine pas d’adaptation, tandis qu’une surcharge excessive peut provoquer des régressions ou augmenter le risque de blessures.

Ces observations ont conduit à des modèles d’entrainement, comme celui de Banister et Calvert (1975-1976), qui décrivent la performance comme le résultat d’un équilibre entre deux composantes clés : le “fitness”, l’aptitude (adaptations positives) et la fatigue (effets négatifs). Si ce modèle a marqué une certaine avancée à la fin des années 70, ses limites sont aujourd’hui reconnues, notamment en raison de la variabilité individuelle et des difficultés de mesure au quotidien.

Pour dépasser ces biais, des approches alternatives, comme la modélisation non linéaire, se développent. Les technologies contemporaines modernes permettent de collecter des données précises en temps réel et devraient contribuer à améliorer la planification et la périodisation des efforts, en facilitant l’identification des signaux de charge excessive et en affinant la définition des durées et modalités de récupération.

Parmi ces avancées, certaines architectures apprenantes, comme les réseaux de neurones artificiels (ANN), tentent de reproduire des schémas adaptatifs complexes, mais leur fonctionnement reste souvent opaque pour l’entraîneur.

En marge de ces modélisations computationnelles classiques, d’autres démarches émergent, fondées sur une représentation plus qualitative des phénomènes : c’est notamment le cas des systèmes de modélisation par logique floue (fuzzy logic modeling). Inspirés par la théorie des ensembles flous développée par Lotfi Zadeh (1965), ces systèmes proposent une alternative aux classifications binaires en introduisant des degrés d’appartenance à un état donné. Au lieu de considérer des variables absolues ou rigides, ils permettent d’exprimer des relations comme « charge modérée », « fatigue élevée » ou « performance satisfaisante », et d’assigner à chacune un niveau de plausibilité. Bien que rarement utilisés dans le champ de l’entraînement, ces modèles offrent un potentiel intéressant pour représenter l’incertitude, la variabilité individuelle et la complexité des systèmes biologiques sans chercher à produire un effet exact, mais en définissant des zones de vraisemblance, plus compatibles avec le réel vécu.

Toutefois, malgré la sophistication croissante des dispositifs technologiques et des modèles associés, les ressentis des athlètes restent encore largement sous-utilisés. Or ces ressentis — données subjectives, qualitatives, incarnés, situées — constituent un complément indispensable aux mesures objectives. Enrichir les dispositifs d’analyse par ces perceptions vécues permet non seulement d’approfondir la compréhension des réponses à l’entraînement, mais surtout d’améliorer l’individualisation des charges dans une perspective véritablement adaptative. Enrichir les dispositifs d’analyse par ces perceptions vécues permet non seulement d’approfondir la compréhension des réponses à l’entraînement, mais surtout d’améliorer l’individualisation des charges dans une perspective véritablement adaptative.

La conception classique de la charge de travail

Les origines d’une dichotomie fonctionnelle

La distinction entre charge externe et charge interne émerge dans les années 1970-1980, sous l’impulsion de la physiologie de l’exercice, dans un contexte où la rationalisation de l’entraînement, influencée par les sciences dures, impose la mesure, la standardisation et la reproductibilité comme garanties de scientificité. Héritière des paradigmes mécanistes et cybernétiques qui dominaient alors la pensée biomédicale, cette approche cherchait à établir une correspondance fonctionnelle entre le stimulus imposé à l’organisme — quantifiable en termes de temps, de distance, d’intensité — et la réponse biologique mesurable — telle que la fréquence cardiaque, la concentration de lactates sanguins, la consommation maximale d’oxygène ou d’autres marqueurs physiologiques.

Cette vision s’enracine dans un modèle linéaire de l’adaptation, selon lequel l’organisme est considéré comme un système ouvert, capable de transformer un signal d’entrée (la charge) en un signal de sortie (la performance), à travers des régulations homéostatiques prévisibles. L’un des aboutissements les plus influents de cette pensée a été le modèle dose-réponse de Banister et Calvert, dans les années 1970, selon lequel la performance résulte de l’intégration pondérée des effets positifs induits par l’entraînement (fitness) et des effets négatifs liés à la fatigue, chaque facteur étant modulé par des constantes d’amortissement dans le temps.

Ce modèle, séduisant par sa simplicité formelle et sa promesse de prévision, a constitué un jalon majeur dans l’histoire de la modélisation de l’entraînement. Il a encouragé une ingénierie de la charge visant à planifier, programmer et ajuster les efforts en fonction de courbes modélisées, en espérant identifier des configurations optimales de performance. Il a également contribué à légitimer l’usage de la donnée quantitative comme fondement de l’intervention de l’entraîneur, en lui fournissant un langage scientifique, compatible avec les exigences de la performance de haut niveau.

Pourtant, en inscrivant l’entraînement dans une relation causale directe entre charge et performance, cette modélisation a induit une simplification majeure du réel : elle suppose que l’organisme réagit de manière homogène, stable et prédictible à un stimulus donné, indépendamment des contextes, des histoires individuelles, des rythmes biologiques ou des dimensions affectives et sociales du sujet. Cette posture réductionniste, centrée sur des indicateurs objectifs, a longtemps rejeté la complexité des dynamiques d’adaptation, la variabilité interindividuelle, et surtout, les vécus subjectifs des athlètes.

Ce qui révèle, en filigrane, un paradoxe aussi fréquent qu’inexprimé dans les pratiques de terrain : l’entraîneur mobilise des instruments de mesure toujours plus sophistiqués pour objectiver l’entraînement, rationaliser la charge et prédire les effets, mais lorsqu’il s’agit de prendre des décisions en compétition — substitutions, ajustements tactiques, lecture du jeu ou de l’état de forme — il se fie principalement à son regard, à son expérience sensible et à une lecture intuitive de la situation. Cette tension entre quantification et subjectivité, loin d’être une contradiction, témoigne des limites de la modélisation et de la nécessité d’un jugement incarné, situé et réactif, que les chiffres seuls ne sauraient remplacer.

Une distinction opératoire, mais réductrice

Aujourd’hui encore, la charge de travail est fréquemment décomposée en deux catégories :

  • La charge externe, qui correspond au stimulus imposé à l’organisme (durée, intensité, distance, charges soulevées) ;

  • La charge interne, qui reflète la réponse physiologique, métabolique et psychologique du sujet (fréquence cardiaque, lactate, perception de l’effort).

Ce schéma, en apparence simple, présente un intérêt pédagogique indéniable. Il permet de distinguer ce que l’on prescrit (le travail imposé) de ce que l’athlète vit (le travail éprouvé), et facilite ainsi le suivi, la quantification, la comparaison interindividuelle et la programmation progressive des charges. Cette dichotomie s’est imposée comme un cadre fonctionnel pour l’organisation de l’entraînement, en éclairant les relations entre efforts et adaptations attendues.

Cependant, ce modèle repose sur une conception causale linéaire, selon laquelle la charge externe générerait mécaniquement une charge interne, laquelle déclencherait ensuite, par ruissellement, une cascade d’adaptations, selon une logique descendante et séquentielle. Ce type de relation, hérité des paradigmes biomédicaux et expérimentaux, tend à réduire la complexité de l’adaptation vivante à une chaîne stimulus-réponse isolée de son contexte. Or, l’organisme n’est pas un récepteur passif qui subirait les contraintes du dehors : il est un système auto-organisé, doté de mémoire, de plasticité, d’historicité, et profondément influencé par son environnement.

Une telle représentation méconnait donc le caractère circulaire, dynamique et bidirectionnel des régulations biologiques et comportementales. La charge interne ne dérive pas uniquement du stimulus imposé, elle est aussi un signal rétroactif, qui participe activement à la réorganisation de l’organisme, en orientant les réponses adaptatives. Elle peut, par exemple, moduler la disponibilité psychologique à l’effort, accélérer ou freiner la récupération, influencer les choix de mouvement, ou encore réorganiser la stratégie énergétique du corps. Ainsi, la charge interne ne se contente pas d’exprimer un effet, elle agit comme un facteur causal, un véritable levier de transformation.

En outre, les réponses de l’organisme sont pondérées par des variables multiples : états émotionnels, qualité du sommeil, environnement affectif, contexte social, météo, enjeux de la séance, représentations mentales, ou encore niveau de stress. Ces facteurs interagissent de manière non linéaire avec la charge externe et altèrent la charge interne de manière parfois imprévisible. Deux athlètes exposés à une charge externe identique peuvent ainsi manifester des réponses internes radicalement différentes — ce qui remet en question la pertinence d’une lecture strictement quantitative et normative des effets de l’entraînement.

Dès lors, considérer la charge interne comme un simple indicateur biologique est réducteur. Elle est aussi une construction singulière, à l’interface du physiologique, du psychologique et du social. Elle traduit non seulement une réaction, mais une manière d’habiter l’effort, d’y répondre selon ses ressources, son histoire, son intentionnalité et ses dispositions du moment. Ce que l’on nomme « charge interne » désigne donc une expérience incarnée, située, qui participe activement à la dynamique adaptative de l’entraînement.

Une approche linéaire confrontée à la réalité

Cette conception classique, en apparence évidente, rassurante et formalisée, masque une réalité beaucoup plus hétérogène et contextuelle. Une même charge externe — par exemple, courir 15 minutes à 18 km/h — n’entraîne pas les mêmes réponses internes selon que le sommeil de la nuit précédente ait été réparateur ou non, selon le niveau d’anxiété, l’état de vigilance, les conditions météorologiques, le moment de la journée ou encore l’histoire d’entraînement. De nombreuses variables non directement liées à l’entraînement — comme le stress cognitif, l’état motivationnel, la nutrition, la santé, les sollicitations professionnelles ou familiales — peuvent influencer la charge interne de manière significative, indépendamment de toute variation de la charge prescrite.

Ainsi, un athlète en situation de surmenage, de charge mentale élevée ou de déséquilibre émotionnel peut manifester une fréquence cardiaque anormalement élevée, une fatigue disproportionnée ou une altération de ses performances sans avoir été exposé à une sollicitation externe inhabituelle. Dans de telles conditions, les indicateurs classiques perdent de leur pertinence, et la relation attendue entre charge externe et adaptation devient instable, voire contre-productive.

Réduire l’entraînement à une simple interaction stimulus-réponse, c’est oublier que le sportif est un être humain vivant, auto-organisé, doté de mémoire, de plasticité et de capacités de régulation non linéaires. C’est ignorer que ses réponses dépendent autant de ses ressources internes que des contraintes externes. C’est aussi sous-estimer, même dénier, le rôle des dynamiques corporelles, affectives, sociales et culturelles qui le traversent, et qui construisent ses états de bonne forme, ses perceptions de l’effort et ses modalités d’adaptation.

En ce sens, la charge ne peut être pensée comme une entité objective, indépendante de la personne, mais comme un processus situé, incarné, affecté par une multitude de variables qui interagissent entre elles selon des logiques souvent imprévisibles. Elle est le produit d’un système ouvert, sensible aux conditions initiales, à la variations de ses paramètres internes et à l’environnement dans lequel il évolue. Ce constat appelle à dépasser les modèles linéaires, et à construire des cadres d’analyse capables de rendre compte de cette complexité.

Une vision monolithique de plus en plus contestée

L’évaluation de la charge, par des indicateurs biométriques, des modèles mathématiques ou des outils numériques, a indiscutablement amélioré les planifications et les périodisations de l’entraînement. Elle a permis de structurer l’intervention, de quantifier l’exposition à l’effort, et d’optimiser certaines étapes de de la programmation. Toutefois, ces gains restent modérés lorsqu’il s’agit de comprendre les mécanismes profonds de l’adaptation ou de prévenir les blessures. La charge objectivée, aussi précise soit-elle, n’explore pas le réel vécu par l’athlète.

Son pouvoir explicatif reste limité dès lors qu’on souhaite anticiper les réponses personnelles, intégrer les dimensions affectives, ou comprendre les trajectoires individuelles d’adaptation. Cette approche linéaire, souvent séduisante par son, apparente lisibilité algorithmique, laisse peu de place à l’incertitude, à la subjectivité, à l’histoire du sujet, à ses vulnérabilités, à ses représentations ou à son rapport au corps. Elle postule une universalité des réponses, là où règnent la variabilité, l’ambiguïté et la complexité.

Pourtant, malgré des critiques croissantes, peu de paradigmes alternatifs ont véritablement émergé dans les pratiques institutionnelles, les formations ou les recherches appliquées. Certaines approches issues de la théorie des systèmes dynamiques complexes, de l’écologie de l’action (Gibson, Davids), ou encore de la biologie de l’autopoïèse (Maturana et Varela), proposent une autre manière de penser la charge : non plus comme une entité à mesurer de l’extérieur, mais comme un phénomène émergent, co-construit par l’interaction dynamique entre la personne, la tâche, l’environnement et le temps. Dans ces cadres, la charge n’est plus ce que l’on prescrit, mais ce que l’on vit, ce que l’on transforme, ce que l’on incarne dans l’action.

Cette relecture de la charge comme phénomène émergent oblige à réévaluer la distinction entre charge interne et charge externe. Si cette dichotomie conserve une valeur opératoire dans certains contextes — notamment pour structurer l’analyse ou organiser les bases d’un suivi — elle ne peut suffire à elle seule pour orienter l’action de l’entraîneur. Elle doit être prolongée par une lecture plus précise des états internes, des dynamiques adaptatives, des environnements d’entraînement et des modalités de perception et d’interprétation du vécu.

Repenser la charge ne signifie pas rejeter la mesure, mais réintégrer cette mesure dans un cadre plus large, dans lequel l’athlète n’est pas seulement un corps à modéliser, mais une personne en devenir, inscrite dans une histoire, un environnement, une culture, et traversée par des temporalités, des émotions, des projets. C’est reconnaître que toute charge est relationnelle, contextuelle, évolutive — et qu’en entraînement, comme en pédagogie, ce qui compte n’est pas seulement ce que l’on fait, mais ce que l’autre en fait.

Concevoir autrement la charge de travail : une nécessité

Le terme charge mérite que l’on s’y attarde, tant il symbolise à lui seul l’idée d’une dépense associée à une fonction, à une activité ou à un mouvement à accomplir. L’associer à la notion de travail suggère que toute activité physique ou sportive engage nécessairement une action orientée vers un but, mobilisant des ressources internes dans une perspective de transformation.

Ce lien entre charge et travail n’est pas sans intérêt, car il s’enracine dans une histoire longue, marquée par des représentations parfois ambivalentes. Ainsi, le mot travail, comme le verbe travailler, trouve son origine dans le tripalium, un instrument de torture à trois pieux, tandis que charge provient du latin carcare, qui signifie mettre dans un char , autrement dit, placer sous contrainte ou en tension.

Toute forme de travail, pour être efficiente, requiert donc un effort d’intensité suffisante, que l’on peut qualifier d’harassant, prolongé avec régularité et continuité, afin de produire un changement, qu’il soit corporel, cognitif ou symbolique. La charge ne se réduit donc pas à une simple dépense : elle exprime un besoin précis, inscrit dans une logique de transformation, et suppose une certaine proportionnalité entre l’énergie mobilisée et les effets attendus.

Repenser la charge de travail revient alors à interroger cette dépense, à en mesurer la portée, mais aussi à évaluer, avec rigueur et prudence, la réserve disponible que l’on peut ou que l’on doit encore engager. Toute mobilisation d’énergie ne se justifie que par le sens que l’on accorde à l’objectif poursuivi : la charge est donc aussi, en un sens, le coût énergétique du sens.

Avant d’aller plus loin, il est nécessaire également de revenir à l’origine du concept d’énergie. Quand ce terme est-il apparu et quelle en était la signification première ? Étymologiquement, le mot énergie vient du latin energeia, lui-même issu du grec. Il combine en (dans) et ergon (acte), désignant ainsi ce qui est une mise en acte. En français, le terme apparaît pour la première fois en 1717, dans une lettre de Daniel Bernoulli, médecin et mathématicien suisse. Il y écrit :

« L’énergie est le produit de la force appliquée à un corps par le déplacement subi par ce corps sous l’effet de cette force. »

Cette définition semble à l’origine de la notion de charge externe, en suggérant qu’un facteur extérieur au corps en provoque le mouvement.

Cependant, Aristote employait energeia pour désigner l’acte ou l’activité par laquelle un être réalise sa nature. Ce concept diffère fondamentalement de celui proposé par Bernoulli. Selon Aristote, l’énergie repose sur deux notions fondamentales : la puissance et l’acte. La puissance désigne le potentiel d’une chose ou d’un être humain à devenir ou réaliser quelque chose. Par exemple, un enfant possède en puissance la capacité de devenir un adulte. L’acte, quant à lui, désigne la réalisation ou l’actualisation de ce potentiel. Ainsi, un être humain en pleine croissance ou parvenu à maturité représente l’acte de ce qu’il était en puissance lorsqu’il était bébé.

Mais chez Aristote, la puissance n’est pas seulement un état latent : elle est aussi disposition à être modifié, capacité d’être transformé par une rencontre, une épreuve ou un environnement. Cette lecture renforce l’idée que l’athlète n’est pas seulement porteur de potentialités mentales et physiques, mais aussi d’une disponibilité à la transformation, au centre de l’acte d’entraînement.

Pour Aristote, tout ce qui existe est en constante transition entre ces deux états : ce qui est en puissance tend à s’actualiser en acte. Il ne conçoit pas le mouvement uniquement comme un déplacement dans l’espace, mais comme tout processus de changement, tel que la croissance, la transformation ou la genèse. Ce mouvement est l’expression même de l’énergie. Aristote postule également l’existence d’un moteur immobile, un acte pur (energeia sans mélange de puissance), une cause première qui met tout en mouvement sans être elle-même en mouvement, une énergie parfaite et immuable.

La notion aristotélicienne d’énergie est qualitative, finalisée, orientée vers l’accomplissement d’une forme. À l’inverse, la physique moderne la considère comme une grandeur quantitative, mesurable, abstraite, régie par des lois de conservation. Aristote relie l’énergie à une finalité, tandis que la science contemporaine la considère comme indépendante de tout but. On peut néanmoins établir un parallèle entre les conceptions d’Aristote et de Bernoulli, et les notions de charge interne et de charge externe. Contrairement à l’idée classique selon laquelle la charge externe provoquerait mécaniquement la charge interne, ces deux concepts semblent au moins coexister, et parfois même s’influencer mutuellement. La mise en acte précède autant qu’elle suit la mobilisation de ressources.

De manière générale, l’énergie peut être définie comme ce qui permet d’agir. Elle se manifeste dans le passage de la puissance à l’acte, et c’est ce qui caractérise le mouvement. L’énergie mesure donc le potentiel de changement et les transformations d’un système. Cependant, ces transformations ne sont pas toujours directement visibles. Par exemple, un coureur peut parcourir une distance plus rapidement, un footballeur réussir une passe plus longue ou une basketteuse gagner en précision, sans pour autant que la dépense d’énergie augmente. En réalité, cette dépense peut même être moindre. L’adaptation, dans sa forme la plus aboutie, vise justement à faire mieux avec moins, à transformer l’efficacité énergétique.

Choisir une approche énergétique du sportif implique également de considérer l’entropie, c’est-à-dire l’efficacité avec laquelle le corps utilise et dissipe l’énergie. Cela suppose d’évaluer des aspects aussi variés que le métabolisme, la thermorégulation, le vieillissement, les mouvements, mais aussi les activités intellectuelles, affectives et spirituelles. Plus l’entropie est élevée, plus l’énergie se disperse, devenant moins disponible pour produire des effets spécifiques organisés. Il ne s’agit pas d’éliminer cette entropie — ce qui serait impossible — mais de la réguler, de la canaliser, de l’orienter. Une entropie mal contrôlée est synonyme de fatigue, de surmenage, de désorganisation. Une entropie bien gérée permet au contraire d’économiser l’énergie utile, de préserver les réserves, et de soutenir l’effort dans le temps.

Bien que l’augmentation de l’entropie soit inévitable, le corps humain possède des mécanismes sophistiqués pour la gérer et la minimiser, afin de maintenir une organisation essentielle à sa survie et à sa progression. L’entraînement peut alors être vu comme un processus d’optimisation entropique, où l’on apprend à dépenser moins, à produire plus, à durer plus longtemps, et à choisir plus finement où et comment investir son énergie.

S’entraîner devient alors une activité visant à augmenter l’énergie mobilisable (concept de puissance selon Aristote et de réserve adaptative), à produire davantage de travail avec moins d’énergie (concept d’acte), ou à ralentir la perte de cette compétence dans le temps. Il faut aussi reconnaître que l’activité physique et sportive n’est qu’une des nombreuses sources de dépense énergétique. Une personne doit également satisfaire des besoins intellectuels, affectifs, spirituels, ainsi que ceux liés au maintien des fonctions vitales au repos. C’est dans l’articulation subtile entre toutes ces sphères que se construit une économie énergétique globale, dont la charge de travail physique n’est qu’un fragment — certes fondamental, mais non isolé.

La charge de travail : une dynamique d’énergie mobilisée, dépensée et résiduelle

La charge de travail peut être définie comme la quantité d’énergie qu’une personne mobilise pour accomplir une activité, quelle qu’en soit la nature. Cette énergie ne relève pas exclusivement du métabolisme : elle résulte aussi de ressources affectives, cognitives, relationnelles et, parfois, spirituelles, engagées pour répondre à une situation perçue comme significative, contraignante ou exigeante. Autrement dit, il ne s’agit pas seulement de l’énergie théoriquement disponible dans l’organisme, mais bien de l’énergie effectivement mobilisable, dans un contexte donné, selon l’état intérieur du sujet et les conditions extérieures de l’action.

Dans cette perspective, plusieurs niveaux d’analyse peuvent être distingués :

  • L’énergie potentielle, ou énergie disponible : ce que la personne possède dans sa réserve énergétique globale, sur le plan physiologique, psychique, attentionnel ou motivationnel.

  • L’énergie mobilisable, ou disponible à l’instant T : ce que la personne peut effectivement engager, en fonction de ses états internes, de sa lucidité, de son engagement ou de la représentation qu’elle se fait de la tâche.

  • L’énergie dépensée : ce que le sujet engage réellement au cours de l’activité, en interaction avec ses choix, ses contraintes, ses automatismes et les exigences contextuelles.

Dans ce cadre, la charge interne peut être comprise comme l’énergie réellement dépensée par le sujet pour accomplir une tâche, tandis que la charge externe correspond à la quantité d’énergie qu’il faudrait théoriquement mobiliser pour réaliser cette tâche dans les conditions prescrites. L’écart entre les deux — qui ne constitue pas un simple résidu — devient alors une information précieuse sur les capacités d’adaptation du sujet : ce que l’on pourrait nommer réserve adaptative, énergie non mobilisée, ou puissance de transformation différée. Elle renseigne sur la possibilité de soutenir une plus grande intensité, de répéter l’effort dans le temps, ou à l’inverse, sur un besoin de régénération.

La charge désigne donc ce que l’activité coûte à la personne qui la pratique pour atteindre un objectif. Elle se distingue de la notion d’effort, qui renvoie davantage à l’intensité des capacités mobilisées pour surmonter une ou plusieurs difficultés, sur un temps donné. Là où l’effort traduit l’expérience instantanée de la contrainte, la charge inscrit cette expérience dans une durée, un objectif, une perspective d’évolution.

Cette distinction conduit à une évaluation incarnée, continue, et située, qui doit porter :

  • sur les capacités réellement engagées pour faire face à la tâche ;

  • sur les conditions spécifiques dans lesquelles cette mobilisation a lieu ;

  • et sur leurs interactions réciproques, souvent non linéaires et non monotones.

Un tel cadre interprétatif invite à comprendre la charge non comme une somme d’efforts juxtaposés, mais comme un processus dynamique et structurant, au sein duquel se négocient en permanence les équilibres entre ce que l’on donne, ce que l’on retient, et ce que l’on est capable de transformer.

Quantifier et qualifier la charge revient ainsi à évaluer les efforts dans une double logique temporelle : à la fois dans l’instant (ce qui est vécu) et dans la durée (ce qui s’accumule, s’use, se régénère). Cela suppose une attention fine à l’histoire d’engagement du sujet, à ses états internes évolutifs, mais aussi à la manière dont il interprète l’activité, dont il se la représente, et dont il s’y projette.

Au fil du temps, à mesure que les entraînements s’enchaînent, que les expériences s’accumulent ou que le corps vieillit, les mêmes sollicitations produisent des effets de moins en moins marqués. L’organisme, en s’adaptant, tend à réduire la dépense énergétique pour un niveau de charge donné. Cette efficacité croissante — reflet d’un ajustement structurel — permet à la fois de préserver les ressources disponibles et de les réorienter vers des apprentissages ou des acquisitions plus complexes.

Les effets produits par les charges peuvent ainsi être représentés sur un continuum temporel, allant de la réaction immédiate (réponses physiologiques ou comportementales transitoires) à l’adaptation différée (changements durables des structures ou des régulations). L’analyse de ces effets permet non seulement de situer la performance atteinte, mais d’en estimer le coût réel, tant du point de vue énergétique que subjectif. Car toute transformation durable suppose un prix : c’est bien la valeur de l’objectif poursuivi qui justifie l’ampleur de l’énergie consentie.

En ce sens, s’entraîner et entraîner, ce n’est pas seulement produire ou subir des efforts, mais gérer, sur la durée, un équilibre énergétique fragile, dans une projection à la fois physiologique, psychologique, symbolique et existentielle.

Dès lors, planifier, périodiser, programmer ne sauraient se réduire à une répartition mécanique des charges sur un calendrier. Il s’agit plutôt de concevoir et d’ajuster une économie de l’effort, adaptée à la temporalité de l’athlète, à ses états fluctuants, à ses potentialités de transformation, et à la symbolique de son engagement. C’est dans cette logique qu’émerge la nécessité de penser la charge non comme une quantité à distribuer, mais comme une dynamique énergétique à orchestrer avec lucidité et responsabilité.

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